Le président français se rend ce mardi 30 juin dans la capitale mauritanienne pour faire le bilan de la lutte contre les groupes jihadistes au Sahel avec ses homologues de la région. Les succès militaires enregistrés ces derniers mois sur le terrain sont menacés par les abus des armées locales et la fragilité des pouvoirs locaux. Éclairage.Emmanuel Macron a bonne mémoire, dit-on. Si cela est vrai, dans l’avion qui le conduira mardi 30 juin à Nouakchott, pour une réunion avec ses homologues du G5 Sahel (Mauritanie, Mali,Burkina Faso, Niger et Tchad), le président français se souviendra sans doute que son dernier séjour en Mauritanie ne s’était pas franchement bien passé.
C’était du 1er au 2 juillet 2018. A l’époque, invité par Mohamed Ould Abdelaziz, alors au pouvoir en Mauritanie, le chef de l’Etat français devait assister au sommet annuel de l’Union Africaine (UA) que son hôte organisait. Mais accueilli sans enthousiasme par nombre de ses pairs africains, le président français avait vu sa présence jugée « inopportune » par une partie d’entre eux. Macron qui devait surtout prendre part à une « importante » rencontre de haut niveau consacrée au Sahel et à la menace jihadiste dans la région, avait aussi été contraint de voir le dossier, objet majeur de sa visite, traité de manière expéditive et marginale lors d’une discrète session dont rien n’était d’ailleurs sorti d’important.
En retournant à Nouakchott deux ans après ce fameux sommet, Emmanuel Macron risque t-il un déplacement pour rien ?
« Ce sommet est important pour tout le monde. Macron, les Sahéliens mais aussi leurs partenaires étrangers. Il s’agit de faire le bilan des opérations menées sur le terrain depuis les décisions prises lors du sommet franco-sahélien tenu début janvier dernier à Pau, en France. En raison des succès militaires importants réalisés depuis cette rencontre sur le terrain, ce sommet de Nouakchott sera justement l’occasion de se réjouir des résultats importants obtenus ces derniers mois face aux groupes jihadistes », explique Ibrahim Yahaya, chercheur spécialisé sur le Sahel au bureau ouest-africain de l’ONG International Crisis Group (ICG).
Lors de leur dernière rencontre à Pau, Macron et les présidents sahéliens avaient décidé de renforcer et d’accélérer le rythme de la guerre lancée depuis 2013 contre les groupes jihadistes qui semble alors s’enliser. A l’époque, en dépit de quelques coups portés aux groupes jihadistes, parmi lesquels l’élimination de certains chefs, l’armée française et ses alliés africains paraissent en grande difficulté. Les armées locales et les 4500 éléments français de l’opération « Barkhane » lancée durant l’été 2014 pour succéder à « Serval » qui avait réussi en 2013 à chasser les islamistes des villes du nord du Mali qu’ils occupaient, collectionnent les revers. Les critiques fusent. Les capitales de la région sont le théâtre de manifestations publiques régulières réclamant le départ des militaires tricolores, pourtant accueillis avec une grande ferveur quelques années avant. Paris voit aussi ses soldats subir des pertes parfois importantes, comme en novembre dernier où 13 militaires de Barkhane sont tués lors d’un accident d’hélicoptère.
Censées progresser et monter en puissance pour remplacer à terme les soldats français, après avoir théoriquement subies des restructurations et mises à niveau, les armées locales font preuve d’une pitoyable incapacité à tenir le moindre rôle, surtout au Mali et au Burkina.
Dans ces deux pays, maillons faibles dans la crise sahélienne, mais aussi au Niger voisin, les armées locales essuient régulièrement de lourdes défaites, parfois sans même combattre, avec souvent des dizaines de morts lors de chaque attaque jihadiste. Selon des statistiques américaines, entre 2018 et 2019, les attaques jihadistes ont augmenté dans le Sahel de plus de 250 %.
Au nord et au centre du Mali, mais aussi au Burkina-Faso, ce sont surtout des groupes liés à Al-Qaïda à travers sa filiale locale du GSIM ( Groupe de soutien pour l’Islam et les Musulmans) qui sont à l’œuvre. Dans la zone des « trois frontières », qui réunit des portions des territoires malien, burkinabè et nigérien, c’est l’Etat Islamique dans le Grand Sahara (EIGS) qui donne du fil à retordre aux Français et à leurs alliés locaux. Alors en pleine montée en puissance, l’EIGS se montre si dangereux qu’il paraît imposer son propre agenda à ses adversaires dont la supériorité technologique est pourtant évidente.
A défaut d’admettre publiquement ce qui est aux yeux de nombre d’observateurs comme un enlisement manifeste, l’état-major des armées françaises est brusquement contraint de revoir ses plans. Les groupes armés touaregs locaux sur lesquels Barkhane s’appuient jusqu’à alors dans certaines zones sont mis à l’écart. Une réflexion est menée à Paris et des discussions avec les plus hautes autorités militaires de la région sont conduites au pas de course, parfois, par le chef d’état-major français en personne.
Le résultat est sans appel : la France et ses alliés sahéliens doivent changer de méthode et…vite.
Le sommet de Pau, « convoqué » par Macron le 13 janvier 2020, est l’occasion d’entériner la nouvelle stratégie.
Ce jour-là, le président français et ses homologues sahéliens décident de réorganiser l’ensemble du dispositif militaire en regroupant Barkhane et la force militaire du G5 Sahel sous un commandement conjoint basé à Niamey, au Niger. Un renfort de quelques 220 soldats français est aussi immédiatement annoncé, avant d’être relevé dès février à 600 hommes pour porter les effectifs de la force Barkhane à un total de près de 5100 éléments.
A Pau, Macron et les cinq chefs d’Etat du Sahel décident aussi de concentrer les efforts militaires sur les « trois frontières » que les combattants de l’Etat islamique ont transformé en bastion après en avoir chassé les armées locales à l’issue d’opérations souvent aussi audacieuses que meurtrières.
Encouragés par les premiers résultats obtenus par le nouveau dispositif sur le terrain, les français et leurs alliés s’engagent dans une course contre la montre pour inverser le rapport de force avec les jihadistes.
L’État islamique, qui doit aussi se battre contre ses anciens alliés liés à Al-Qaïda avec lequel il est depuis peu en guerre ouverte, essuie ses premiers revers. Des zones entières sont arrachées à son emprise. Dans le nord et le centre du Mali, terrain d’action privilégié du GSIM, la filiale locale d’Al-Qaïda, la nouvelle stratégie arrêtée à Pau porte aussi ses fruits.
Plusieurs chefs islamistes de premier rang sont éliminés. Parmi eux un des hommes les plus recherchés au monde : Abdelmalek Droukdel. Ce vétéran algérien du jihad afghan contre les Soviétiques dans les années 1980, puis de la guerre civile déclenchée au début des années 1990 en Algérie, était l’émir général d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). A ce titre, il fait figure de chef suprême de tous les groupes jihadistes maghrébins et sahéliens affiliés à l’organisation fondée par Oussama Ben Laden.
Officiellement réfugié depuis le début des années 2000 dans les montagnes de Kabylie, dans le nord de l’Algérie, Droukdel est surpris début juin par un commando des forces spéciales françaises dans le désert malien, non loin de la frontière algérienne.
« Sa mort est un succès indéniable dans la lutte contre les groupes jihadistes au Sahel. Mais elle ne peut justifier que le sommet de Nouakchott se termine par un jet de fleur entre chefs d’Etat », avertit Ibrahim Yahaya en allusion aux nombreux « ratés » qui ont accompagné la montée en puissance epuis le sommet de Pau dans la lutte contre les groupes jihadistes.
En janvier dernier, Macron et ses hôtes avaient annoncé la création d’une Coalition pour le Sahel censée rassembler tous les pays, organisations internationales et institutions engagées dans lutte contre l’insécurité dans cette région parmi les plus démunis du monde. En dehors d’un lancement officiel en avril et une première conférence ministérielle par vidéoconférence le 12 juin, la nouvelle entité n’a pas à ce jour réalisé grand chose.
L’accélération promise à Pau de la mise en place de la task force Takuba (sabre en langue touarègue), annoncée par Paris depuis juin 2019 et qui doit être composée d’éléments d’élite des armées européennes, n’a pas non plus eu lieu.
L’atmosphère générale dans les différents pays du Sahel ne s’est pas améliorée aussi. Au Mali, l’application de l’accord de paix signé en 2015 entre Bamako et les principaux groupes armés non jihadistes du nord du pays traîne. Abus, exactions et exécutions extrajudiciaires attribués aux forces armées et de sécurité locales ou à des milices pro-gouvernementales, y sont régulièrement recensés. Plus de 200 civils auraient été tués illégalement dans le centre du pays par l’armée ou ses milices alliées selon l’Organisation des Nations Unies (Onu).
Pire, le président Ibrahim Boubacar Keïta fait face à un large mouvement de contestation qui exige son départ.
Au Burkina, où l’Etat a perdu depuis longtemps le contrôle d’une grande partie du territoire, les violences contre les civils attribuées par les organisations des droits humains aux forces régulières se poursuivent aussi. Au Niger, où l’armée est pourtant réputée plus professionnelle que chez les voisins malien et burkinabè, les mêmes forfaits sont dénoncés alors que « la crédibilité du pouvoir est désormais sapée par un scandale de corruption dans l’achat de matériels et équipements militaires », rappelle Ibrahim Yahaya.
Autant d’écarts sur lesquels le président français est aussi attendu à Nouakchott, mais que ses pairs sahéliens concernés voudraient sans doute bien passer sous silence.