Dans ces allées bordées d’arbres immenses et d’élégantes bâtisses tombées en décrépitude, le temps s’est comme arrêté. A Bangassou, petite cité somnolente du sud-est de la Centrafrique, ne subsistent que les vestiges d’un passé florissant, et les traumatismes d’un des pires massacres qu’a connu ce pays à l’histoire tourmentée.
En mai 2017, une colonne de miliciens chrétiens anti-balaka a déferlé sur cette ville, jusqu’alors relativement épargnée par la guerre civile qui ravageait le reste du pays depuis 2013, et tué au moins 72 civils musulmans et 12 Casques bleus en quelques jours, selon l’ONU.
Les assaillants accusaient leurs victimes civiles de complicité avec la rébellion Séléka, une coalition à dominante musulmane qui avait renversé le régime du président François Bozizé en 2013 et plongé la Centrafrique dans une spirale d’affrontements intercommunautaires.
Pour ce massacre, cinq chefs de ces milices anti-balaka ont été condamnés le 7 février aux travaux forcés à perpétuité à Bangui, pour crimes contre l’humanité. Un verdict historique dans un pays rompu à l’impunité.
Depuis la signature d’accords de paix locaux en 2018, musulmans et chrétiens arpentent librement les rues.
– Crimes contre l’humanité –
Et à Tokoyo, le quartier majoritairement musulman ravagé par les pillards, la vie reprend péniblement son cours. Depuis dix mois, Baba Kété, un grand commerçant de la région, est revenu vivre dans les ruines de sa propriété détruite en 2017, à quelques pas de la mosquée ravagée et du marché désormais occupé par les étals des chrétiens.
M. Kété veut croire que la réconciliation sera plus facile qu’ailleurs dans cette région où chrétiens et musulmans sont issus des mêmes ethnies et souvent des mêmes familles. « On a confiance, les gens ont compris », assure-t-il.
Mais à ce jour, seuls 145 déplacés ont pu regagner leurs foyers. Le reste de la communauté musulmane, environ 2.000 personnes, habite toujours le « petit séminaire », en face de la cathédrale, où ils avaient trouvé refuge en 2017 sous la protection des Casques bleus de la mission de maintien de la paix de l’ONU, la Minusca, et subi un siège de plusieurs mois.
Entassés dans ce camp de fortune sur une propriété de l’église catholique, ces déplacés continuent d’alimenter les rumeurs les plus folles. “Tant qu’ils resteront là, il n’y aura pas de véritable paix”, pense l’évêque de Bangassou, monseigneur Aguirre.
Le verdict n’a pas dissipé les inquiétudes des uns et des autres.
« Ce n’était pas la justice, plutôt une salle de théâtre », siffle Ali Idriss, chef du camp, pour qui « ceux qui ont encadré et fabriqué les anti-balakas sont toujours là ».
– Impunité pour les notables –
Un rapport d’experts de l’ONU souligne la responsabilité de plusieurs notables locaux dans l’organisation des massacres. Aucun n’a encore été poursuivi.
« Si on rentre au quartier, ils vont s’organiser pour nous tuer encore », s’inquiète Ismaïl Dicky, un habitant du camp.
Parmi les personnalités citées dans le rapport de l’ONU, figure le sultan de Bangassou, Maxime Takama. « C’est toute la population qui devrait être condamnée », balaye son représentant, Antoine Zangandou, d’une voix râpeuse.
« Une majorité de la population était favorable à l’arrivée des anti-balaka », affirme le père Serge Ikaga, curé de la paroisse de Tokoyo, ajoutant: « Beaucoup de gens pensent que si les anti-balaka n’étaient pas rentrés dans la ville, alors c’étaient les Sélékas ».
Pour les experts de l’ONU, ce sont des notables chrétiens qui ont manipulé la population et soutenu les milices anti-balaka, dans le but, notamment, de s’emparer des biens des riches commerçants musulmans.
– « Désarmer les coeurs » –
Trois ans après les tueries, « il faut encore désarmer les coeurs », insiste le père Serge. « On évite de parler de ces événements ».
Car les chrétiens s’estiment tout aussi victimes des évènements de 2017, accusant notamment les déplacés du site d’avoir détruit plusieurs maisons autour du petit séminaire.
« Ils sont victimes de quoi ? C’est de la malhonnêteté ! » s’emporte Ali Idriss.
En attendant, « il y a beaucoup de mécontents » parmi les chrétiens, assure Christian Kotalimbora, coordinateur de la société civile régionale. Et s’ils approuvent les peines infligées aux cinq chefs de milice, la plupart ne comprennent pas la condamnation de 23 complices à de lourdes peines lors du procès à Bangui.
« Ces accusés sont presque tous nos parents. On était traumatisés et abandonnés par l’Etat », argue M. Kotalimbora.
Un abandon dénoncé par les deux communautés: à Bangassou, comme ailleurs en Centrafrique, l’absence des forces de l’ordre et de toute perspective pour les jeunes ont joué un rôle déterminant dans la crise.