27 décembre 1957. L' »architecte de la Révolution » algérienne contre le colonisateur français, Abane Ramdane, est assassiné dans un règlement de compte fratricide au sein du Front de libération nationale (FLN).
C’est Ramdane qui, en août 1956, lors d’un congrès clandestin du FLN dans la vallée de la Soummam (en Kabylie), fait adopter le principe de « la primauté » de l’autorité civile sur l’aile militaire.
27 décembre 2019. 62 ans jour pour jour après son assassinat, le cortège hebdomadaire algérois du « Hirak » — le « mouvement » de contestation populaire qui ébranle le régime depuis désormais un an — scande son nom et brandit des centaines de portraits de lui.
Comme chaque vendredi, la foule reprend la revendication phare du « Hirak »: « Un Etat civil et non militaire ». Le « testament » de ce héros de la lutte pour l’indépendance, trahi par le régime mis en place en 1962, dans lequel un cénacle de hauts gradés au fonctionnement opaque choisit les présidents et leur impose la ligne.
« Le fait de brandir le portrait d’Abane Ramdane qui fut tué par les siens est un message clair: ses assassins ont trahi le peuple algérien », explique Akram Belkaïd, journaliste et essayiste algérien.
« Le régime a usé et abusé du discours sur sa légitimité révolutionnaire. Il était fatal qu’un jour les Algériens disent que cette histoire de la Guerre d’indépendance est aussi la leur », poursuit-il.
« Ils entendent rappeler aux dirigeants actuels que le système qui dirige le pays depuis l’indépendance a trahi les idéaux de la Révolution », selon lui.
– Promesses trahies –
Depuis un an, les « hirakistes » exigent le démantèlement du « système » et le départ de ses représentants — au nom des promesses démocratiques reniées de la guerre de libération nationale.
« Une grande majorité d’Algériens disent (à leurs dirigeants): +Vous nous avez fait honte et avez fait honte à nos martyrs, en glorifiant et en prenant à votre compte une lutte d’indépendance où on finit par montrer le cadre d’un président incapable de parler à son peuple », rappelle Dalia Ghanem, docteure en sciences politiques au Carnegie Middle East Center à Beyrouth.
La scène à laquelle la chercheuse fait référence avait profondément humilié les Algériens : lors d’un meeting en l’absence de l’ex-chef de l’Etat Abdelaziz Bouteflika, impotent et aphasique, les apparatchiks de son parti s’étaient adressé par défaut à son portrait encadré.
En se réappropriant les figures historiques du combat anticolonial, comme Abane Ramdane ou Messali Hadj, pionnier de la lutte indépendantiste, « le peuple algérien a démontré qu’il dispose d’une grande aptitude à se réapproprier son Histoire et à se battre pour sauvegarder sa mémoire », souligne l’historien Benjamin Stora
« Il s’agit là d’un fait inédit: une histoire qui se fait en se réappropriant une histoire passée », relève ce spécialiste de l’Algérie, dont le dernier essai s’appelle précisément « Retours d’histoire ».
– « Mémoire incandescente » –
En fait, ce passé confisqué n’avait jamais vraiment disparu, grâce notamment à la transmission orale, ancrée dans la culture algérienne.
« La mémoire des évènements du XXe siècle est intacte et incandescente dans les cerveaux des Algériens. La transmission s’opère en famille et entre amis », observe Pierre Vermeren, historien du Maghreb contemporain.
« Pas besoin de l’Etat qui, certes nourrit cette mémoire, mais cultive une histoire nationale officielle et idéologique », dit-il.
La mémoire est désormais portée par des nouveaux médias et les réseaux sociaux — plus de la moitié des 42 millions d’Algériens les utilisent –, véritable caisse de résonance de ce mouvement inédit, pluriel et non-violent.
« Aujourd’hui, il y a une réappropriation générale en Algérie. Réappropriation du passé, de la mémoire. Les médias et réseaux sociaux accentuent la donne », constate Akram Belkaïd.
Pour la 1e fois dans l’histoire du pays, ni le président Abdelmadjid Tebboune ni le nouveau chef (par intérim) de l’armée, Saïd Chengriha, ne sont d’anciens moudjahidines de la résistance antifrançaise et ne peuvent se prévaloir de cette « légitimité historique ».
« La rhétorique de la légitimité de la guerre a été usée jusqu’à la corde et personne n’était plus sensible à ça », tempère néanmoins Karima Dirèche, historienne spécialiste du Maghreb contemporain.
Au sein du Hirak, « il y a une réappropriation » aussi de « héros de guerre morts très jeunes, telle qu’Hassiba ben Bouli, tuée à 19 ans, qui renvoient à la jeunesse de la contestation », souligne-t-elle.
« La construction d’une Nation forte et plurielle » est désormais « la tâche difficile de la génération qui arrive », prévient Benjamin Stora.